La photo fixe la scène et ce faisant confirme l’habitat qui, lui, héberge la demeure. En même temps, cependant, elle donne à voir le caractère passager de ce qu’elle fixe. „Ich bin eine Momentaufnahme“, dit-elle - et nous invite à nous arrêter là, pour un moment. „Stau dies, und die Zeit tritt aus wie ein See.“ (Robert Musil, MoE, Paradiesreise.) C’est alors que la structure peut se déployer, que l’architecture prend corps. Et tout ce flux temporel de couler dans la structure qui exhibe sa belle architecture.
En inscrivant la scène sur un support où elle durera, la photo nous assure du retour réitéré ad libitum vers elle. De par là, la photo de même que son contenu, la scène, répètent l’offre qui est essentiellement celle de la demeure: „je t’attendrai toujours au retour“, cet envers de l’invitation au voyage.
Sur cette toile de fond s’étalent la structure du lieu et l’architecture des bâtiments, qu’il s’agisse de „mon“ village, de „ma“ ville ou de quelque localité d’autrui. Dans ce second cas, s’agissant de la demeure d’autrui, la réflexivité de la photo s’en trouve accentuée encore, car la demeure se dédouble alors en mienne et d’autrui, et moi-même, je passe définitivement du statut d’individu particulier à celui de spécimen ou d’exemplaire, en tant qu’autre de l’autre. Même la photo d’une chaise y renvoie, car la mesure de la chaise est prise sur l’exemplaire moyen de l’espèce, et c’est évidemment le cas aussi de toutes les dimensions des structures du lieu et de l’architecture des bâtiments. On comprend bien alors que d’aucuns, pour sauver l'individualité de l’individu, soient tentés d’individualiser au maximum les objets qui nous entourent, dans la peinture, dans la photographie, dans la littérature. Par malheur, quand l’individu fait son apparition, il y a toujours l’espèce qui attend au coin.
Dans la photo comme ailleurs, l’individu est aux prises avec l’espèce, le „genre humain“. Pour y échapper, il est désespérément tenté soit d'individualiser tout, soit de chercher à accéder à une dimension „au-dessus“ de tout, das Erhabene, par exemple, ou le divin, ou tout simplement ce que Flaubert, cet admirable misanthrope, dans sa correspondance avec Louise Colet, appelle „le Grand“. Or cette sphère-là, n’est-elle pas à jamais interdite à la photo, „image sociale“, s’il en est?
Quoi qu’il en soit, avec la résidence, on est dans le social, où l’individu ne consiste qu’en nuances, gonflées, souvent, pour faire la différence et permettre la reconnaissance de „soi“, élément sans lequel il n’y a pas de „retour“ et donc pas de demeure, qui est essentiellement le lieu du retour, comme le sont la personne aimée, la famille, toute cette structure sociale qui vous entoure et vous définit. Ainsi les portraits qui prônent les nuances individuelles tout comme les fotos de mariage, de famille, de vacances en commun relèvent de la résidence, de l’existence bourgeoise.
Alors, l’antonyme du bourgeois, le vagabond? Lui ne prend pas de photos, de rien. Sauf de nos jours, au smartphone, accessoire même des plus démunis. Il fera des selfies, ces fotos de têtes de sauvages qui voient pour la nième et première fois, incrédules et béats, leur propre grimace dans l’eau reflétant le monde qui passe, le vagabond smart d'aujourd'hui, cet être en perte de résidence qui ricane à la vue de sa figure reproduite devant les décors évanescents de son passage transitoire.