La photo et le phénomène, IV.

Voir aussi: la photo et le phénomène, I, II, III

Je propose de rattacher l'esthétique formelle de la photo à la fracture existentielle à laquelle celle-ci se doit: celle d'entre la conscience pré-réflexive (soi) et la conscience réflexive, condition de la possibilité de la naissance de la scène.

De cette fracture naît un premier courant de sens qui circule dans l'image comme la vague de fond d'un étang, courant contenant (in sich versammeln) la douleur de la fracture, cette nostalgie de l'immédiat qui se fait ressentir dans toute image. 

 

La photo, c'est, en effet, la greffe de "la peau" du phénomène, transposée sur un support technique. Cette opération constitutive de l'image consiste d'abord dans un découpage taillé dans le flux phénoménal, interruption confirmant et perpétuant la scène, coupure qui, en se cicatrisant, garde le souvenir douloureux de cette fragmentation originaire: Celle-ci ne coupe pas court au flux du temps, mais le fait circuler dans l'image tout en arrêtant les choses et les personnes pour qu'elles évoluent éternellement dans la scène qui est désormais la leur. C'est là qu'intervient l'esthétique de la photo.

 

Le regard suit la trace qu'il a toujours déjà creusée devant lui, les structures formelles de l'image l'aidant à s'y contenir pour y circuler comme pour une éternité.

 

Il y a, d'abord, les déséquilibres rééquilibrés qui le captivent, suivant la règle des tiers, par exemple. Il y a le punctum qui lui permet de s'arrêter et de s'orienter dans le flux. Il y a les contrastes et tonalités qui étoffent et varient selon leur densité et leur richesse la perception du courant douloureux originaire, subliminaire de l'image. Il y a enfin les formes individuelles des personnes et des choses qui s'inscrivent avec plus ou moins de force et d'insistance dans la scène, qui se combattent ou tentent de s'unir, dans une interaction qui jamais ne saurait aboutir, interaction arrêtée, fixée à jamais, interrompue pour toujours, attendant là, dans la photo, pour recommencer avec chaque regard qui s'y égare.

 

Schmerz versteinerte die Schwelle.

(Georg Trakl, Ein Winterabend). 

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